Le processus d'intégration européenne a enfanté un étrange animal caractérisé par les deux attributs apparents d'un pachyderme animal robuste mais à la vitesse de déplacement lente . Le premier attribut symbolise le fort degré d'intégration atteint par des États ayant décidé de transférer certaines compétences à une autorité commune appelée à légiférer à leur place, à la majorité simple ou qualifiée, en coopération ou codécision avec les représentants européens de leurs citoyens. Dans d'autres domaines, les États membres de l'Union n'ont pas abandonné leur souveraineté ni, en conséquence, leur capacité de veto. En préservant la prise de décision à l'unanimité ou dans les limites d'une coopération intergouvernementale, les États ont contribué à l'immobilisme de l'animal européen dans ces domaines. Bien qu'il faille aujourd'hui regretter la dissonance entre la robustesse et la capacité de réponse de l'Union sur le plan commercial ou éconoique et son faible ou léthargique caractère social, de modestes approfondissements et accélérations du caractère social de l'intégration européenne ont pu être observés depuis 1958. Nous tâcherons de montrer ici jusqu'à quel point l'Union européenne en tant qu'animal social s'est endurcie et comment s'est adaptée sa vitesse de mobilité.
La naissance et la difficile enfance
A sa naissance en 1958, les compétences sociales de la Communauté paraissent plutôt faibles malgré l'objectif ambitieux qui lui est assigné dans le traité de Rome d'oeuvrer pour l'amélioration constante des conditions de vie et d'emploi. A l'exception de la mise en oeuvre de la libre circulation des travailleurs salariés et indépendants devant s'opérer à l'unanimité (art.48-59 CE), les dispositions à caractère social sont en effet peu contraignantes. Elles invitent les États membres à reconnaître la nécessité d'améliorer les conditions de vie et de travail (art.117 CE), chargent la Commission d'assurer la collaboration étroite entre les États membres dans le domaine social (art.118 CE) et prévoient la mise en place du Fonds social européen (art.123 CE et s.). Signalons toutefois la présence de l'article 119 CE qui établit avec force mais malheureusement imprécision l'égalité de rémunération entre travailleurs masculins et féminins. Afin de dissiper le flou de la notion de rémunération dans cette disposition directement applicable, la Communauté a profité de l'action prolifique de sa Cour de justice et eu recours à des actes de législation dérivée basés sur les articles généraux 100 CE et {1}35 CE,1 aucun instrument spécifique de légifération sociale n'étant prévu dans le traité de Rome. Des directives ont ainsi étendu la non-discrimination aux conditions d'accès à l'emploi et la formation, à la sécurité sociale et à l'exercice d'une activité indépendante. Ces deux instruments palliatifs ont servi également à légiférer la protection des droits des travailleurs lors de licenciements collectifs et de transferts d'entreprises ainsi que des éléments relatifs à la santé et la sécurité des travailleurs à leurs postes de travail. L'oeuvre de la Cour de justice a encore été particulièrement précieuse pour asseoir la coordination des régimes de sécurité sociale programmée à l'article 51 et mise en oeuvre par les règlements (CEE) n° 1408/71 et n° 57472. Des principes obligatoires de coordination protègent aujourd'hui les droits de sécurité sociale acquis par un travailleur migrant dans un autre État membre. Ces principes sont la totalisation des périodes de travail et de résidence, l'application de la législation d'un seul État membre au travailleur, le maintien de droits acquis par le travailleur et l'égalité de traitement dans l'État de migration.
Hormone d'une croissance sous contrôle.
L'Acte unique européen introduit dans le traité de Rome le premier instrument de légifération spécifiquement sociale, qui plus est à la majorité qualifiée; la sécurité et la santé des travailleurs sur leurs lieux de travail devient compétence sociale de la Communauté à l'article 118A. L'acquis social communautaire en la matière protège aujourd'hui les travailleurs dans plus de 50 situations, notamment le bruit, la maternité, les transports par route, l'exposition à l'amiante, aux agents chimiques et biologiques, aux radiations, aux écrans de visualisation, etc. La libre circulation des travailleurs se voit elle aussi accorder le vote à la majorité qualifiée. A l'heure actuelle, l'acquis social communautaire en la matière (y compris l'action de la Cour) établit la reconnaissance mutuelle des diplômes et des qualifications professionnelles, le libre établissement et la libre prestation de services dans plus de {1}0 activités rofessionnelles, notamment les avocats, les médecins, les restaurateurs, les artisans, les coiffeurs, les administrateurs de camping, les sages-femmes, etc. Par ailleurs, la Communauté se démocratise doublement par la coopération du Parlement européen dans ces deux domaines et le dialogue social entre la Commission et les partenaires sociaux inscrit au nouvel article 118B. Deux ans après l'entrée en vigueur de l'Acte unique, les États membres, excepté la Grande-Bretagne, s'engagent dans une Charte juridiquement non contraignante à respecter une douzaine de droits sociaux fondamentaux. Cette Charte2 est l'annonce de la mutation à venir de notre animal: pour certains États leurs engagements couvrent des domaines que devrait pouvoir légiférer rapidement la Communauté; d'autres souhaitent conserver leur droit de veto en soumettant les nouvelles compétences de la Communauté à l'unanimité; un autre enfin, la Grande-Bretagne, s'oppose à toute métamorphose.
Le mutant de Maastricht
Le protocole social adopté par 11 États membres (14 depuis le 1er janvier 1995), et annexé au traité sur l'Union européenne,3 transforme la Communauté selon le scénario annoncé en un mutant à la fois robuste et rapide mais simultanément difficile à mouvoir et ayant perdu un de ses membres. La Communauté sans la Grande-Bretagne est tout d'abord plus robuste car elle peut désormais explicitement légiférer dans une série de nouvelles compétences à la majorité qualifiée; cela concerne la protection de la santé et de la sécurité par l'amélioration du milieu du travail, les conditions de travail, l'information et la consultation des travailleurs, l'égalité entre les hommes et les femmes pour l'accès à l'emploi et le traitement sur les lieux de travail, l'intégration des personnes exclues du marché du travail. Un seul acte législatif obligatoire a jusqu'à présent été adopté par la Communauté des 14: la directive qui prévoit la création d'un comité d'entreprise pour l'information et la consultation des travailleurs dans les entreprises de dimension communautaire.4 La capacité d'accélération de l'animal est à l'évidence sensiblement améliorée par l'usage de la majorité qualifiée à 14 au lieu d'une unanimité à 15 qui avait dans ce cas bloqué pendant de très longues années la proposition de la Commission. D'autres compétences nouvelles et explicites renforcent la Communauté mais font craindre son immobilisme, car l'unanimité toujours difficile à atteindre des 14 États membres y est requise. Les domaines couverts par l'unanimité des 14 sont la sécurité sociale et la protection sociale des travailleurs, la protection des travailleurs en cas de résiliation du contrat de travail, la défense collective des intérêts des travailleurs et des employeurs, les conditions d'emploi des ressortissants des pays tiers, les contributions financières visant la promotion de l'emploi et la création d'emplois. Enfin, la Communauté des 14 est condamnée à l'impuissance et l'inactivité dans d'autres domaines formellement exclus du protocole et dès lors soustraits à toute action communautaire à 14; il s'agit des rémunérations, du droit d'association, du droit de grève et des lock-out (droit de l'employeur d'interdire temporairement l'accès de son entreprise aux travailleurs en cas de conflit avec eux).
La schizophrénie de l'animal social: être ou ne pas être une Communauté?
Il est naturel que naissent des interrogations existentielles à l'égard de ce mutant à plusieurs vitesses et double personnalité la légifération étant opérée soit à 15, soit à 14 . La première interrogation concerne l'étrange procédure de prise de décision prévue dans le protocole social à 14 pour l'adoption des mesures à la majorité qualifiée avec la coopération du Parement européen. Alors que le vote au Conseil tient compte de la présence de 14 États membres et non 15 avec une majorité qualifiée fixée à 52, le vote au Parlement n'est pas adapté; en conséquence, les députés britanniques siégeant au Parlement européen prennent part à l'adoption d'une législation qui ne sera pas applicable aux citoyens qu'ils représentent! Une deuxième interrogation se préoccupe du citoyen de l'Union, soucieux de ne pas ignorer la législation communautaire qui lui est applicable, qui risque d'être décontenancé par la portée géographique d'un acte législatif communautaire adopté à 14 et non pas à 15. L'opérateur économique, le travailleur ou le citoyen dont les activités à caractère social le portent sur le continent britannique, doit en effet attentivement contrôler la base juridique de l'acte législatif communautaire pour vérifier s'il peut en bénéficier ou non en Grande-Bretagne selon que cet acte a été adopté par la Communauté européenne des 15 ou des 14. En outre, l'affaire se complique pour deux raisons supplémentaires. Tout d'abord, des compétences ont été transférées à la Communauté des 14 dont était déjà dotée la Communauté des 15; c'est le cas pour la santé et la sécurité des travailleurs introduite par l'Acte unique à l'article 118A du traité de Rome. Ensuite, d'autres compétences ont été accordées à la Communauté des 14 qui avaient déjà donné lieu à une légifération à 15. Citons notamment l'égalité de traitement entre hommes et femmes, la sécurité sociale des travailleurs, les conditions de travail, l'information et la consultation des travailleurs. Il n'est pas impossible que dans les domaines précédemment légiférés à 15, le Royaume-Uni exprime le souhait de continuer à prendre part à la légifération à l'aide des articles 100, 100A, 118A ou 235 du traité de Rome. La lecture de tout acte législatif social de la Communauté doit dès lors à l'évidence porter en priorité sur sa base juridique: s'agit-il du protocole social du traité de l'Union ou non, d'une Communauté des 15 ou des 14? En conclusion, il découle de toutes ces interrogations existentielles la forte probabilité que nous rencontrions tous un jour des problèmes pour retrouver les petits de ce complexe animal social schizophrénique par la double personnalité qu'il possède.
Demain, à la diète!
L'avenir de la politique sociale de l'Union européenne est incertain pour plusieurs raisons. Tout d'abord, l'animal fait peur à certains qui craignent sa rage législatoire. Dans un Livre vert sur les options de la politique sociale de l'Union,5 la Commission a formulé une série de questions pour tenter de recueillir les préférences de chacun États membres, opérateurs, citoyens, etc. . La Communauté devrait-elle jouer un plus grand rôle dans la convergence des politiques sociales et économiques des États (notamment en ce qui concerne le partage du temps de travail et les systèmes de production fondés sur la qualité), doit-elle légiférer le droit de chacun à la formation permanente et rendre obligatoire l'intégration des personnes handicapées, doit-elle enfin adopter davantage de législation pour assurer l'égalité de rémunération entre hommes et femmes ou la consultation des partenaires sociaux? {1}00 réponses6 environ sont parvenues à la Commission qui les a utilisées pour la rédaction d'un Livre blanc sur la politique sociale à suivre par l'Union.7 Le message de la base à la Commission est selon nous très clair: "Non à la convergence obligatoire et à de nouvelles législations,8 oui à la diversité de l'Europe et oui à l'assistance financière de l'Union européenne". L'Europe' ne devrait plus légiférer mais bien déburser des Écus pour soutenir les politiques sociales nationales qui s'engagent sur les voies tracées dans le Livre blanc sur la croissance, la compétitivité et l'emploi, pour consolider les programmes d'éducation et, enfin, pour soutenir les organisations bénévoles et la consultation des partenaires sociaux. Dans ce scénario, l'animal social serait non seulement soumis à une diète l'empêchant d'acquérir de nouvelles forces ou compétences législatives, mais il serait également confiné au rôle d'une vulgaire' vache à lait. Si par contre la révision du traité de l'Union en 1996 élimine du protocole social l'unanimité et les domaines soustraits à l'action communautaire, la vache à lait perdra de sa lourdeur. Il est cependant à craindre que les États membres partisans d'une telle accélération de l'intégration ne soient plus au nombre de 14;9 les troubles de la personnalité de notre vache à lait risquent dès lors de s'affirmer et de la rendre complètement folle si les législations sociales communautaires sont adoptées à 15, 14 et (14-x). n
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1. L'article 100 est utilisé pour le rapprochement des législations des États membres. L'article 235 est la base juridique autorisant la Communauté à prendre une action législative dans le but d'atteindre un de ses objectifs même si elle n'en a pas reçu explicitement l'autorisation dans ses traités constitutifs sous forme d'une compétence formelle. Ces deux articles requièrent l'unanimité.
2. Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux, COM(89) 568 final.
3. Protocole n° 14 sur la politique sociale.
4. JO L 254 du 30/9/1994, p.64.
5. Livre vert sur sur la politique sociale, COM(93) 551.
6. Europe Sociale, "Contributions à la préparation du Livre blanc sur la politique sociale européenne", CCE, n° 2/94.
7. Livre blanc sur la politique sociale européenne, COM(94) {1}33.
8. Il est révélateur de cette tendance que ce soit une simple résolution du Conseil basée sur le protocole social qui aborde la nécessaire convergence économique. JOC n° 368 du 23/12/1994.
9. Notamment en raison du résultat de la dernière élection présidentielle française et des doutes qu'elle engendre déjà sur la future contribution du couple franco-allemand à l'accélération de l'intégration.