Si les agents de sécurité du bâtiment des instances communautaires situé à Luxembourg entendent tard dans la nuit des bruits suspects et voient des ombres se faufiler entre les murs, qu'ils ne s'inquiètent pas! Il s'agit sans aucun doute d'un juge ou d'un référendaire qui essaie de diminuer la masse des affaires pendantes, en travaillant à une heure de la nuit où toute autre personne se repose ou fait la fête.
Il est vrai que le nombre d'affaires dont les organes juridictionnels communautaires ont été saisis ces dernières années s'est accru de façon considérable. Et pourtant, même si la Cour comme le Tribunal ont atteint leur point de saturation, ils continuent à remplir leurs tâches; à cet égard, il est particulièrement intéressant d'examiner comment ils envisagent de le faire à l'avenir et quel rôle ils veulent se voir reconnaître dans le processus de la construction européenne. Dans cette perspective, il est opportun de faire une brève lecture des rapports que ces deux instances ont établis et soumis au Groupe de réflexion chargé de préparer les travaux de la Conférence intergouvernementale de 1996, conférence prévue par le Traité de Maastricht pour relancer le processus de l'intégration européenne. Le rapport de la Cour est intitulé "Rapport de la Cour de justice sur certains aspects de l'application du Traité sur l'Union européenne", tandis que celui du Tribunal s'appelle "Contribution du Tribunal de première instance en vue de la conférence intergouvernementale de 1996". Ces rapports figurent dans la publication des activités de la Cour et du Tribunal de première instance des Communautés européennes de 1995, n° 15.
Le lecteur pourra observer, déjà par le simple examen des rapports, une certaine divergence d'optique entre les deux organismes, qui est due aux rôles différents qui leur sont attribués. Cette distinction de rôles ne se limite pas au fait que le Tribunal statue en premier ressort sur certains litiges tandis que la Cour intervient pour contrôler ses décisions. La Cour a un impact sur les affaires européennes beaucoup plus important, en raison de son histoire - n'oublions pas que la création du Tribunal ne date pas de très longtemps - et de sa compétence reconnue par l'article 164 du traité CE, d'assurer "le respect du droit dans l'interprétation et l'application du présent traité". Il est en outre utile de rappeler que la Cour est parmi les seules institutions de la Communauté qui sont énumérées par l'article 4 du Traité CE. Mais il est préférable de laisser ces points de divergence apparaître au cours de la présentation des rapports rendus pour apprécier finalement leur importance; les deux instances voient-elles les choses différemment ou, en réalité, sont-elles inspirées par les mêmes idées et envisagent-elles l'avenir de la même façon?
Le Tribunal de première instance montre par ses considérations qu'il a surtout "les pieds sur terre". Il s'intéresse par excellence à deux problèmes, celui de l'efficacité de la protection juridictionnelle dans l'ordre juridique communautaire et celui de la consolidation de sa propre place dans le contexte institutionnel de l'Union européenne. Ce sont les nécessités pratiques qui l'emportent sur une éventuelle problématique purement théorique. Dans ce sens, le Tribunal propose une série de mesures "destinées à assurer le bon fonctionnement de l'administration de la justice".
A cette fin, il importe de réduire la durée des procédures orales et la longueur de la procédure. De plus, il est proposé de nommer des rapporteurs adjoints pour chaque affaire, qui se voient attribuer un rôle important tout au long de la procédure. La présence de ces rapporteurs aiderait tant les parties au cours de l'instruction que les juges au moment du délibéré. Par ailleurs, on trouve dans le rapport du Tribunal l'idée de procéder à une spécialisation des chambres et de recourir éventuellement à un juge unique pour certaines affaires d'importance mineure. Cette solution souvent retenue dans les ordres juridiques nationaux, s'inscrit dans le prolongement du chemin déjà emprunté par le Tribunal. Ce dernier a modifié son règlement initial pour que certaines affaires soient jugées par des chambres composées de trois juges.
Mais il serait inacceptable pour les juges de première instance de créer des cours régionales ou même des juridictions spécialisées. On retrouve dans le rapport plusieurs arguments contre cette solution. En réalité, le Tribunal craint de voir son importance diminuer si de telles institutions sont créées. Pour sa part, la Cour n'est pas si réticente à cette éventualité (voir n° {1}5, rapport de la Cour), pour autant que son contrôle en dernier ressort ne soit pas mis en péril.
Que propose donc le Tribunal pour faire face à la prolifération des litiges de droit communautaire? Hormis les techniques tendant à promouvoir l'efficacité et la rapidité du contrôle juridictionnel qui viennent d'être mentionnées, la solution idéale serait pour les juges de première instance de renforcer...leur propre Tribunal. Le besoin d'assurer la continuité dans la composition du Tribunal est clairement souligné dans le rapport; cette nécessité se concilie mieux avec la mise en place d'un système de mandats relativement longs. Sans que cela soit dit expressément, il semblerait que les juges soient favorables à une éventuelle prolongation de leur mandat de six ans (outre la possibilité de renouvellement qui est reconnue par le système actuel); le départ d'un membre du Tribunal constitue toujours la "perte d'un investissement considérable"; son successeur devra faire d'importants efforts d'adaptation pendant une certaine période avant de pouvoir servir pleinement l'oeuvre du Tribunal.
Plus important encore est d'augmenter le nombre des juges. Dès le moment où le Tribunal exerce ses fonctions presque exclusivement en chambres, l'augmentation des effectifs permettra de traiter une plus grande quantité d'affaires et de s'adapter aux besoins actuels du contentieux communautaire.
Par ailleurs, il faut aussi envisager l'hypothèse d'un élargissement des compétences attribuées au Tribunal de première instance. A l'exception du recours préjudiciel, l'art. 168 A du Traité CE laisse la porte ouverte à un nouveau transfert des compétences qui, jusqu'à présent, sont attribuées à la Cour de justice. Cette évolution est tout à fait souhaitable de la part des juges de première instance, surtout pour les matières dans lesquelles, suivant le régime existant, le même acte peut parallèlement être attaqué devant les deux instances, en fonction de la qualité du requérant. Une idée encore plus poussée - mais conforme à la logique du Traité CE et aux opinions des juges du Tribunal et de la Cour - serait de faire du Tribunal l'instance communautaire de droit commun pour trancher les litiges en dehors des renvois préjudiciels et de réserver le haut contrôle de légalité à la Cour.
Enfin, la valorisation matérielle et pratique du Tribunal doit se compléter par sa "promotion" institutionnelle; les juges de première instance expriment donc le voeu d'ajouter le Tribunal aux institutions communautaires énumérées dans l'article 4 du Traité CE.
Passons maintenant au rapport de la Cour. Ses rédacteurs sont préoccupés par deux types de questions qui sont traitées de façon inégale. La réflexion des juges touche principalement au sujet du rôle de la Cour de justice dans l'ordonnancement communautaire après 1996; les questions plus pratiques qui concernent l'efficacité du travail juridictionnel au niveau de la Cour passent au second plan.
L'objectif principal du rapport est de faire valoir l'importance de la Cour dans le système communautaire. Le rôle de cette institution doit être assuré et mérite d'être renforcé.
Premièrement, il est déclaré que "afin de maintenir les caractéristiques essentielles de l'ordre juridique communautaire...la fonction et les prérogatives des organes juridictionnels soient sauvegardées dans l'exercice de révision qui s'annonce" (n° 4). En ce qui concerne la Cour, sa tâche consiste à assurer le respect du droit dans l'interprétation et l'application des traités et à veiller au maintien de la légalité des actes et à l'application des règles communes (n° 1). La Cour invoque une sorte d'acquis en ce qui concerne la totalité de ses prérogatives et compétences. Toutefois, parmi celles-ci une hiérarchie est implicitement reconnue. Ainsi, la compétence exclusive de la Cour en matière de renvoi préjudiciel doit être maintenue à tout prix. Selon les termes utilisés dans le rapport, le système du renvoi constitue une véritable "clef de voûte" du fonctionnement juridique communautaire qui établit un dialogue entre les juges nationaux et la Cour, en vue d'assurer la primauté des règles communautaires et leur interprétation uniforme.
En plus de présenter la valeur du rôle qu'elle a joué jusqu'à présent, la Cour s'efforce de démontrer que ce rôle nécessite d'être complété et renforcé. Dans un cadre général et à condition que la Conférence intergouvernementale s'engage dans la voie de la politisation et de la généralisation des compétences communautaires, voie inaugurée par le Traité de Maastricht, la Cour sera invitée à examiner les problèmes d'ordre constitutionnel, à établir éventuellement une hiérarchie des normes et à assurer la protection des droits fondamentaux. Elle devra alors disposer d'un système de contrôle adapté.
Les membres de la Cour se demandent si le recours en annulation de l'article 173 du Traité CE est suffisant pour garantir une "protection juridictionnelle effective" contre les atteintes aux droits fondamentaux pouvant résulter de l'activité législative des institutions (n° 20). La discussion sur la valeur pratique de ce recours est relative tant à la question de son ouverture à un plus grand nombre de justiciables, qu'à celle concernant les limites du pouvoir juridictionnel. Il ne fait pas l'ombre d'un doute que la mise en place d'un contrôle de pleine juridiction, ouvert de façon générale à tous les citoyens de l'Union ayant intérêt à agir, accorderait une plus grande protection juridictionnelle. Le rapport de la Cour n'arrive pas à formuler expressément un tel souhait qui devrait inévitablement se heurter à d'importants obstacles pratiques.
Un problème similaire est celui de la force contraignante des arrêts (n° 4). Le rapport n'est pas très clair sur ce point; on peut toutefois penser que la Cour souhaiterait trouver une forme pour imposer l'exécution de ses arrêts constatant l'illégalité d'un acte ou d'une carence communautaires, qui n'est pas aujourd'hui assurée. En matière d'exécution, il est signalé dans le rapport que le système introduit par le Traité de 1992 par la nouvelle version de l'article 171 du Traité CE, qui permet à la Cour d'infliger des sanctions à l'encontre d'un Etat membre qui ne se serait pas conformé à un arrêt constatant une violation du Traité de sa part, n'a pas encore trouvé à s'appliquer (n° 9).
Par ailleurs, il est souligné (n° 4) que la plus grande partie des nouvelles activités de l'Union européenne en matière de politique étrangère et de sécurité commune et de la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures sont exclues de tout contrôle juridictionnel. Cette lacune est susceptible de relativiser la protection juridictionnelle des citoyens européens qui sont concernés par une action de l'Union. Tout en évoquant la question, la Cour veut montrer son désaccord à la création d'un domaine d'actes dépourvus de tout contrôle de légalité, tels que les actes de gouvernement dans le droit administratif français et dans certains autres systèmes juridiques nationaux. Mais l'élargissement des compétences de la Cour ne devra pas aboutir à l'autre extrême et faire "déplacer sur le terrain juridictionnel des litiges qui pourraient trouver une solution tout aussi satisfaisante au niveau politique". Cette dernière remarque concerne une proposition soumise à la conférence intergouvernementale visant à reconnaître au Parlement européen le droit d'agir en annulation sans justifier d'un intérêt à agir et de demander à la Cour de rendre un avis sur un accord international que la Communauté envisage de conclure (n° 14).
Une autre condition nécessaire pour que la Cour soit maintenue à sa hauteur est de préserver son indépendance. Il serait ainsi "inacceptable" d'organiser l'audition des futurs juges devant les commissions parlementaires, à l'instar du modèle américain. Si dans le rapport du Tribunal sont seulement formulées certaines réserves (p. 19), dans celui de la Cour, la condamnation est inconditionnelle (n° 17). Les juges de la Cour proposent aussi la réforme de la procédure de modification du règlement de procédure de cette institution, dans le sens d'un assouplissement, c'est-à-dire sans que l'approbation du Conseil soit désormais nécessaire (n° 12).
Par cette dernière proposition, les quinze sages expriment aussi leur intérêt à propos de l'efficacité de leur travail juridictionnel. Il est opportun de pouvoir changer facilement le règlement de la Cour pour s'adapter régulièrement aux nouvelles situations. Le rapport touche, en outre, certaines questions pratiques. Il est par exemple reconnu que la possibilité prévue par l'article 165 de renvoyer à une chambre toute affaire est une bonne chose, dans l'objectif d'accélérer la procédure et de diminuer la durée des procès. En revanche, l'augmentation du nombre des juges "serait susceptible de faire franchir à la formation plénière...la frontière invisible séparant une juridiction collégiale d'une assemblée délibérante; de plus dans la mesure où l'essentiel des affaires seraient jugées par des chambres, il serait de nature à mettre en danger la cohérence de la jurisprudence" (n° 16). On voit donc que certaines des solutions envisagées par le TPI pour rendre le système plus efficace ne sont pas valables à propos de la Cour.
Nous avons justement laissé pour la fin la question du partage des compétences entre les deux instances communautaires, partage qui serait susceptible d'alléger considérablement le travail de la Cour. Mais quelle est l'opinion de cette dernière à propos d'un éventuel transfert de compétences? Le problème revient à plusieurs reprises dans son rapport. D'une part, il est reconnu que "la mise en place d'un double degré de juridiction...a certainement amélioré la protection des particuliers et a permis à la juridiction supérieure de se consacrer davantage à sa tâche essentielle" (n° {1}). D'autre part, la Cour estime qu'"aucune modification...ne semble nécessaire en ce qui concerne la répartition des tâches entre la Cour et le Tribunal. Une appréciation plus approfondie ne pourra être effectuée que lorsqu'il sera possible de juger la capacité du Tribunal et de la Cour de faire face de manière satisfaisante au volume du contentieux qui leur est attribué" (n° {1}5). Il apparaît donc que les juges de la Cour ne veulent pas se trouver dessaisis de leurs compétences, à ce stade, même s'ils gardent en tout état de cause un contrôle limité aux règles de droit.
En guise de conclusion, on ne peut s'empêcher de constater une contradiction. Comment concilier tous ces objectifs, l'élargissement des compétences en raison de l'élargissement des matières communautaires, le maintien des compétences existantes et l'accroissement de la productivité de la Cour sans passer par l'augmentation du nombre des juges, si ce n'est en instituant des séances nocturnes et le travail continu? A notre avis la seule voie réaliste serait d'accepter un large transfert de compétences de la Cour au Tribunal. Il serait alors nécessaire que la Cour écarte ses réserves à propos de la capacité du Tribunal de devenir le juge communautaire de droit commun. Ces réserves, selon le rapport de la Cour, ne sont pas, de toute façon, si déterminantes au point d'exclure toute possibilité de transfert dans l'avenir, "au cas où une intégration plus étroite serait réalisée".
Finalement, et malgré les apparences, les deux instances sont inspirées par une logique commune: celle de "garder le niveau" du contrôle juridictionnel communautaire. En outre, l'examen des deux rapports fait apparaître le rôle spécifique de chaque instance dans l'ordonnancement communautaire. Comme nous l'avons remarqué, il ne s'agit pas d'une construction à l'instar des droits nationaux, composée simplement d'un organe de premier ressort et d'un organe de cassation. Un autre système binaire doit être proposé: celui d'une juridiction de droit communautaire d'une part et d'une juridiction des litiges communautaires de l'autre. La première veille avant tout à préserver l'unicité de l'interprétation de la règle communautaire. Cette tâche est très délicate et ne peut pas être accomplie par une juridiction à plus de deux chambres. La deuxième fonction juridictionnelle est plus classique et permet de trancher les litiges soulevés dans le cadre d'une affaire spécifique; le nombre de juges, de chambres et d'organes qui assurent cette fonction dépend de considérations qui sont par excellence pratiques, et surtout du nombre d'affaires soulevées. A l'origine, les deux fonctions étaient cumulées par la Cour de justice. Ceci n'est plus possible, comme le montre la création du Tribunal. Il est, à notre avis, inévitable que la Cour reste seulement une juridiction pour dire le droit tandis que le Tribunal s'agrandisse pour acquérir une compétence générale sur les recours en manquement, en annulation, en carence et en réparation...
...et peut-être, pour revenir au début de notre petite histoire, les ombres qui hantent le Palais de Luxembourg la nuit vont-elles progressivement disparaître. p
____________
* Avocat au Barreau d'Athènes